Dans le 19e arrondissement de Paris, le vote en perte de sens

Un article écrit par : Lucie Remer et Émo Touré

Édition : Émo T.

Photographie : Lucie R. & Émo T.

Design : Émo T.

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La France compte près de 5 millions de non-inscrits sur les listes électorales. Entre problèmes administratifs et lassitude, une poignée d’entre eux se trouvent à Paris, de part et d’autre de la rue Crimée. Coincé dans l'encadrement de sa porte, Johan agite frénétiquement la main. Derrière lui, sa chienne Purple aboie, comme pour acquiescer. "Tous les politiciens sont des hommes véreux", articule-t-il d’une voix zozotante. Ce jour de mars, à trois semaines du premier tour du 10 avril, cet ancien militaire n'en démord pas : la présidentielle est une chimère. "On nous demande de nous exprimer, mais est-ce qu'on nous écoute ?". S’il est inscrit sur les listes électorales, il n’en a “aucune idée” et “peu importe”. Il n’ira pas voter. Depuis 2002, Johan ne se rend plus aux urnes. Il a passé plusieurs années dans la rue avant d’atterrir ici, à la Tour Prélude, dans le 19e arrondissement de Paris.  Au pied du plus haut logement de Paris, la porte n’est jamais fermée. Réparties sur 37 étages, 200 familles se croisent sans se voir  Imposant mais banal, l’immeuble ne se détache pas dans ce quartier au passé ouvrier. La Tour Prélude est un H.L.M., comme la moitié des habitations de l’arrondissement. Un record à Paris, auquel s’ajoute celui de l’abstention. À l’instar de Johan, nombre d’habitants se sont détournés des isoloirs. En 2017, près de 26% des électeurs ne se sont pas manifestés au second tour. Ce chiffre éclipse d’autres invisibles, les 5 millions de non-inscrits. “J’ai dû m’y reprendre à 4 ou 5 fois !” “19e étage… 22e étage… 30e étage…”. Comme un manège, l'ascenseur de la Tour Prélude semble ne jamais s’arrêter. Aggripée à son cabat, une femme, la quarantaine, s’en extirpe. L’heure de rentrer à la maison. Son mari, Bruno, se tient sur le pas de la porte. Il est arrivé ici il y a quelques mois, mais n’a toujours aucun signe de sa carte électorale. De quoi l’agacer. “Rien que pour me ré-inscrire, j’ai dû m’y reprendre à 4 ou 5 fois… alors que je suis informaticien !". Le père de famille n’approuve aucun des participants à l’élection. Il parle de la présidentielle d’un ton désabusé. “Je pense aller voter blanc”, révèle-t-il. La veille, Bruno a regardé le débat sur TF1 - ”enfin les discours” - des candidats sur l’Ukraine. Il se demande pourquoi aucun d’entre eux n’aborde “de vrais sujets”, comme l’augmentation du prix de la farine ou du pain. Ses lèvres sont pincées. “On nous a parlé d’immigration, alors que les migrants ont bâti notre pays depuis 1945. Maintenant c’est ‘Ukraine, Ukraine, Ukraine’... mais ce n’est pas ‘la France’, ça !”.  La politique, Bruno en a trop mangé. Il est rassasié. Même “écoeuré”. De toute façon, cette présidentielle, il la sent mal. "Seuls 15 millions de Français ont voté pour Emmanuel Macron en 2017. C’est pas la France non plus”, souffle-t-il. Il reste deux semaines avant le premier tour. Pas de carte électorale, ni de confirmation de réinscription. Pas si grave après tout, “vu que mon vote ne comptera même pas”. Mission impossible Chez Élias, quelques étages plus bas, le téléviseur est allumé. Le jeune homme aurait dû voter pour la première fois à l’élection présidentielle. Hésiter entre les douze bulletins de vote, avant d’en choisir un, caché derrière un rideau. Tendre sa carte d’électeur pour finir par entendre la voix de l’assesseur : “a voté !”. Il n’en sera rien cette année.  À son grand regret, le nom d’Elias ne figure pas sur les listes électorales. Le visage encore poupin du vingtenaire ne marque aucun étonnement. Il essaye de s’inscrire depuis deux ans déjà. Sans succès. L'étudiant soupire : "entre le Covid et les petites formalités administratives, c’est mission impossible… Cette fois, c’est parce que ma mère porte un nom différent du mien ! “.  Tous les jeunes recensés dès 16 ans sont supposément inscrits sur les listes une fois majeurs. Elias fronce les sourcils : dès son retour du Sénégal où il a étudié, le jeune homme a fait les démarches nécessaires. Peut-être trop tard pour l’administration française. Comme beaucoup, il passe entre les mailles du filet. Une réalité, loin de celle promise par la loi de 1997 sur l’inscription automatique aux listes électorales. De toute façon, Elias ne s’intéresse que peu au monde politique. Pour une raison particulière ? Il réfléchit. Très vite, son regard est attiré par le match Sénégal-Egypte à la télé. 0-0. La politique n’est pas tabou chez lui, “mais on n’en discute pas. Ni à la maison, ni avec mes amis”. Elias l’affirme, “voter c’est important”, même si les programmes ne lui “parlent pas”. 1-0 pour le Sénégal. Le but de Sadio Mané est plus captivant  que n’importe quel débat présidentiel. Il sourit : “J’essaierai à nouveau de m'inscrire pour les élections législatives !”. “C’est comme si les cris étaient chez moi” Aux Orgues de Flandres, et plus généralement dans le quartier de Riquet, la politique n'est pas l'objet d'un grand intérêt. D'autres questions habitent les locataires. Muriel, la cinquantaine, réside dans la cité depuis près de 20 ans. Pour elle, augmentation des prix et insécurité sont des lots quotidiens. “Quand je laisse mes fenêtres ouvertes, les cris en bas de la tour remontent comme s’ils étaient chez moi “, s’alarme-t-elle, en replaçant ses lunettes sur l’arête de son nez.  Une autre clameur grimpe le long des tours. Les enfants sortent de l’école. L’espace de jeu se remplit peu à peu. Un calme apparent. La Tour Prélude est au cœur d’une rivalité de longue date avec la cité Curial/Cambrai située quelques rues plus loin. Une frontière imaginaire se dresse entre les deux, le long de la rue de Crimée. Des deux côtés, les plus jeunes affirment qu’ils “n’ont rien à voir ensemble”. Pas si sûr. “Ça donne un mal de tête”  Derrière les tours, un groupe de jeunes se masse autour de deux chichas. Un homme à large carrure, Bizak, les salue un par un. « Eh toi, t’as ta carte électorale ? » demande-t-il à l’un d’entre eux. Surprise, froncement de sourcils. Certains se mettent à rire. Tous secouent la tête en signe de négation. « Pourquoi t’as pas ta carte ? » Légère moue. Ils ne savent pas. Ça ne les intéresse pas. L’un d’entre eux tente une réponse. “Ça n’a pas de sens de me demander de voter sans que je m’y intéresse.” Bizak lève les yeux au ciel avant de s’éloigner. Ce grand frère par procuration compte aller au bout de sa démarche : inscrire des jeunes du quartier sur les listes électorales.  Un travail ciblé.  « Certains jeunes ne votent pas parce qu’ils s’en foutent, explique-t-il. Moi je veux leur donner un semblant de vie normale, les faire sentir comme des citoyens. Pas facile quand on se fait contrôler au faciès toutes les semaines ». Au Centre Anim’ Curial de la Cité Michelet, une trentaine de personnes âgées de 20 à 35 ans ont été inscrites. Souvent des jeunes étrangers naturalisés sur le tard ou non recensés. Un résultat loin de satisfaire Bizak. « Généralement, on prenait une vingtaine de minutes par jeune. Ça pouvait aller super vite mais pour certains on n’y est pas arrivé. » Le problème ? L’administratif là-encore. « Ça donne mal au crâne, soupire Bizak en désignant les écrans éteints. Il faut une pièce d’identité datée, la sécu, la fiche d’impôts, mais aussi un certificat d'hébergement ». Ces documents, tous n’étaient pas en capacité de les fournir. Perdus ou introuvables.  Ces démarches accomplies, sa mission n’est pas finie. Bizak le sait, une simple inscription sur les listes ne garantit pas de se rendre aux urnes. « On tire les ficelles. Le jour du vote je dirai aux jeunes “Venez on va faire un brunch” puis “bon, on va voter maintenant.” » Une course de fond. “Le vote, ça vaut tout” Le ronronnement des moteurs étouffe les cris des lycéens. Sur le terrain de basket de la rue Curial, plusieurs tapent dans un ballon. Bizak les observe avec un léger sourire. Il est déjà 19 heures. « Ça me tient à cœur parce que j’étais comme ces jeunes. On ne m’avait jamais dit que je pouvais améliorer mon quotidien avec une carte électorale. » Originaire du vingtième arrondissement de Paris, dans un quartier similaire à celui de Curial, il s’est inscrit sur les listes à 25 ans. Les souvenirs de son immaturité passée lui arrachent une grimace. Il hausse le ton : « À l’époque j’étais focalisé sur l’argent, ça ne servait à rien de me parler de vote. Sauf que la vie ce n’est pas l’argent, ce n’est pas ça qui te sauve ou fait bouger les choses ! »   Tout a changé à la naissance de son fils. Autiste, reconnu handicapé à 80%, il n’a pas pu être pris en charge par l’école du quartier en raison d’un manque d’auxiliaires de vie scolaire (AVS). De quoi révolter le jeune père de famille. « Moi qui n’ai pas toujours respecté les lois, j’ai eu ce que je voulais, mais lui qui n’a jamais rien fait a vu ses droits bafoués. » Si aujourd’hui le garçon peut se rendre en institut médico-éducatif (IME), c’est grâce aux actions de Bizak auprès des autorités. Pour lui, pas de doute. « Le vote, ça vaut tout : c’est ça qui nous permet de faire bouger des choses, et d’aider les autres ».   Dans la rue comme au centre, Bizak ne peut faire trois pas sans qu’on ne l’interpelle. Katie se marre. « C’est le vrai maire du quartier ! ». Coiffée d’un bandana rouge, piercing au nez, elle lui tape amicalement l’épaule. Depuis cinq ans, cette mère célibataire de deux enfants travaille dans une association de prévention contre les violences inter quartiers. Si les tensions entre Curial et Riquet se sont calmées ces derniers temps, nombre de préoccupations continuent d'éclipser la présidentielle dans l’esprit des habitants.  « Ce sont des démarches compliquées, on n’a pas forcément que ça à faire : tu dois faire le ménage, à manger, gérer ta famille monoparentale… C’est compliqué. » Katie est inscrite depuis toujours, initialement pour accéder à un logement social. Autour d’elle, tous n’ont pas le temps de s’en préoccuper : “Le vote devient le cadet de nos soucis.”    Retour devant le local du centre anim’. 19h40. Les chichas sont éteintes mais les jeunes sont toujours là. Bizak soupire. « C’est pas normal que ces gosses soient dehors tout seuls à cette heure-là… » Certains se poussent contre des grilles. S’ils ne votent pas, un candidat éveille tout de même leur intérêt. “Mélenchon, on en parle beaucoup sur les réseaux sociaux…”, dit l’un d’eux. Hochement de tête. Lors du premier tour, 46,5% des électeurs du quartier ont accordé leurs voix à l’Insoumis. Un choix impossible au second tour le 24 avril, opposant Emmanuel Macron à Marine Le Pen. Mais cette fois encore, les non-inscrits n’auront pas voix au chapitre.   Lucie REMER et Émo TOURÉ