Taster : le leurre et l’argent du leurre
Un article écrit par : Émo Touré, Léa Massiani, Théo Metton-Régimbeau
Édition : Émo T.
Photographie : Émo T.
Design : Émo T.
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Taster : le leurre et l’argent du leurreAvec trois cuisines ouvertes à Paris et près de 180 dans le monde, les dark kitchen Taster se glissent parmi les leaders mondiaux de la vente à emporter. Dans leurs locaux parisiens dont la taille atteint à peine 20m², près de cinq restaurants cohabitent au même endroit. Mais derrière la devanture tape-à-l’oeil, la micro-industrie de la cuisine passe mal auprès des habitants. Rue de la Croix de Nivert, le Taster reçoit jusqu’à 300 commandes par jour, pour autant de livreurs. ©
Debout devant son îlot de cuisine, Myriam* jette un coup d'œil vers le « mode d’emploi » du bo-bun vietnamien. La commande vient de s'afficher à l’instant sur une tablette du local. Aujourd’hui, la jeune femme s’occupe du restaurant Mission Saigon, un des derniers concepts de Taster. Sur sa table, les légumes préemballés côtoient les burgers végétariens de l’autre marque dont elle a aussi la charge : AB Burger. Dix minutes plus tard au maximum, le menu est prêt. Son équipe de cinq cuisiniers en fera jusqu’à 300 en une journée. À l’heure de la fermeture, elle rentre chez elle : l’heure de réviser ses partiels de droit.
Comme la majorité des chefs, Myriam* est étudiante et n’a aucun diplôme en restauration. À Taster, « chacun reçoit une semaine de formation, dont une journée sur l'hygiène », avant d’être envoyé derrière les fourneaux. Aux murs, des feuilles plastifiées détaillent les recettes des plats. Chaque ingrédient est associé à une quantité – et une photo, au cas où. En quelques années seulement, la marque s’est hissée à la troisième position sur Deliveroo à Paris, derrière les géants McDonald's et Burger King. Son secret ? Une recette économique élaborée. “ Une multi-nationale au squelette de start-up »Pour Gurvan Kristanadjaja, journaliste à Libération et auteur du livre « Ubérisation, piège à cons », le modèle économique suivi par Taster bouleverse les codes traditionnels du marché. Avant, on faisait les choses dans l’ordre : rentabiliser son investissement, avant de se développer. Aujourd’hui, c’est tout l’inverse : « Ces firmes inondent le marché et noient la concurrence, avant de se faire racheter par des grands acteurs, qui eux se soucient de la rentabilité », expose le journaliste.
Si Taster peut se permettre de reléguer le souci du profit au second plan, c’est grâce aux levées de fonds. Le spécialiste parle même d'une « pyramide de Ponzi à l’échelle d’une entreprise ». Pour les novices, voici l’astuce : une première levée de fonds permet le développement dans un pays. Pour rembourser ce déploiement, une autre levée de fonds est lancée et pour justifier cette nouvelle levée de fonds, on s’installe dans un nouveau pays. Il faut suivre. Notre « multinationale au squelette de start-up » a appliqué ce schéma à la lettre. Pour s’étendre en Europe, Taster marque son territoire grâce aux licences. Voilà pourquoi si peu de cuisines sont identifiées au nom de l’enseigne. Des restaurateurs indépendants, déjà implantés, utilisent leur espace et temps disponible en cuisinant pour Taster. Tout le monde y gagne : une multiplication des points de livraison, sans investissement dans l'immobilier, ni dans le personnel. Taster revendique 180 cuisines, pour 115 employés. L’équation d’un modèle efficace. Et en prime, la commission : l’entreprise prend une marge de 30 %, contre 10 % à 20 % pour les franchises de McDonald's.Une fois Taster installé dans l’arrière-cuisine d’un restaurant, la marque s'efface et demeure fantôme. Contrôler l’ensemble du système devient compliqué, voire impossible. « Des contrôles sont effectués » promet Taster, qui se félicite d'avoir passé avec brio « toutes les inspections, y compris notre dernière inspection d'hygiène en mars ». La communication l’assure : « Nous auditons quatre fois par an nos partenaires sous licence pour nous assurer qu’ils respectent nos standards. »
Bo-bun, burger vegan et poulet frit coréenTaster, ce n’est pas une, mais cinq marques. La pionnière, Out Fry, a été imaginée par le chef doublement étoilé Sang Hoon Degeimbre. Cinq ans, deux levées de fonds et 50 millions d’euros récoltés plus tard, Taster ajoute une cinquième marque à son catalogue : Saucy Buns. Des burgers dégoulinants, fruits d’une collaboration avec WhatWillieCook, influenceur culinaire britannique aux 205 000 abonnés sur Instagram. « Taster m’a contacté directement pour un partenariat », explique Willie. « Les burgers, c’était leur idée », confie-t-il. Une relation gagnant-gagnant : Willie « possède des actions dans la marque Saucy Buns ». Bref, des chefs étoilés aux stars des réseaux sociaux, Taster compte sur des gros morceaux pour faire rayonner sa gamme de produits.Les plats sont imaginés par des vedettes… et mangés par des vedettes. La start-up soigne ses partenariats. Sur Instagram, la chanteuse pop Wejdene, enfoncée dans des coussins méthodiquement en désordre, déguste un bo-bun de la marque Mission Saigon. Sur Youtube, le rappeur Booba, au début du clip de son morceau GTA, récupère un sac en kraft siglé Taster. Leur message : vous êtes à un clic de manger comme votre idole. Sur Internet, l’avis des consommateurs n’est pas toujours à l’image du marketing léché. Un petit tour sur la note Google d’un des Taster parisien donne le ton : 2,9 étoiles sur 5 – bien loin des 4,5 de la plateforme Deliveroo. « C’est insipide et spongieux, un sandwich sans forme, sans saveur », écrit un internaute. « Fuyez ! » recommande un autre. Les futures étoiles Michelin ?On est bien loin du service à la française mais « c’est peut-être l’avenir de la cuisine », admet Franck Pinay-Rabaroust, journaliste, critique gastronomique pour le blog Atabula. Pour lui, le concept va exploser : « Il faut voir comment la haute gastronomie se plonge là-dedans. Je pense qu’un jour on aura des dark kitchen étoilées. Peut-être pas tout de suite. Le Michelin va mettre du temps. » Parole d’un ancien du guide !L’ancien de chez Ferrandi, professeur à l’institut Paul Bocuse, raconte les rêves de la jeune génération. « Ils veulent se former chez les étoilés. Mais ce qui les intéresse surtout, c’est de monter un concept où tout va vite et intéressant en termes de coûts. Il n’y a pas de service à payer. »Surprenant, car chez Taster, parler argent est presque tabou. Le chiffre d'affaires de l’enseigne est un secret bien gardé que personne ne communique. La direction évoque seulement des pourcentages de croissance d’un mois à l’autre, 30 % par-ci, 40 % par-là. L’enseigne n’a pas souhaité fournir ses chiffres financiers.Mais Pinay-Rabaroust, toujours prompt à défendre la bonne bouffe, veut rassurer : « N'ayons pas peur de cette nouveauté-là. Encadrons-la comme il le faut pour protéger les gens qui y travaillent, bien sûr. » Le critique estime que le futur sera surtout une bataille d’image. « Le problème, c’est le nom » des dark kitchen, explique-t-il. Taster l’a surement compris : ils réfutent l'appellation. « C’est dommageable comme terme » justifie la communication, qui préfère l’expression aseptisée de « restauration digitale ».
Son essor phénoménal raconte un changement profond sur l’évolution des pratiques de la cuisine. Si le bistrot du coin ou le gastro étoilé ne sont pas prêts de disparaître – en tout cas en France – ces concepts permettent d’allier rapidité et saveurs tendances. De nouveaux profils apparaissent, plus économiques que gastronomiques. À l’image d’Anton Soulier, PDG de Taster et diplômé de la Neoma Business School. L’homme a travaillé, avant les burgers et les bo-bun, pour la Société Générale, le réseau de cabinets d’audit et de conseil KPMG ou encore la marque de luxe Hermès.
« Dans trois semaines, l’immeuble portera plainte »
Cette croissance exponentielle des cuisines Taster s’accompagne de conflits récurrents avec le voisinage. Dans le XVe arrondissement de Paris, un scooter arrive, un scooter repart et ça, toute la journée le long de la rue de la Croix Nivert.
Devant l’entrée de service de l’enseigne, dans la cour d’un immeuble, crevettes et cartons estampillés Taster s’entassent à même le sol. « Vous voyez, les tâches noires à l’entrée ? » interpelle Anita. L’habitante de longue date s’exclame, dépitée : « La dernière fois, quelqu’un a failli tomber. Ce sont des tâches d’huile du restaurant ! » Les habitants s’agacent de payer pour les erreurs supposées de leur voisin. « Les dératiseurs, c'était de notre poche ! », souffle Anita. Le contrôle, mené le 19 novembre 2020, indique la présence de rongeurs, nombreux à s’être glissés dans les faux plafonds de cette cuisine.
Derrière ses lunettes, Philippe, président du conseil syndical de la copropriété, a du mal à cacher son mécontentement : « Avec le bruit des livreurs devant, puis la vaisselle et les poubelles dans notre cour, impossible d’ouvrir sa fenêtre entre 19h et 22h. », explique-t-il. La Mairie de Paris a mesuré le niveau sonore sur place : 42 décibels, soit l’équivalent d’une machine à laver au cœur de la nuit.
Face à ce nouveau modèle, les habitants mènent leur petite révolution. Ils n’en démordent pas : « Dans trois semaines, l’immeuble portera plainte avec un avocat ». Excédés, les riverains ont compilé photos et témoignages dans de nombreux dossiers. Ils le savent, le problème n’est pas local. Au nord de la capitale, dans le XVIIe arrondissement de Paris, les habitants font eux aussi tourner une pétition dans l’espoir de voir partir la même firme. Dans le XVe, les résidents ont choisi d'envoyer une lettre à la Mairie de Paris et au maire de l’arrondissement. Face aux nuisances, des pouvoir publics impuissants
Pour l’enseigne, les plaintes reçues sont désormais résolues : « Tout est rentré dans l’ordre. » Une affirmation loin de la réalité décrite par Philippe Goujon, maire LR du XVe arrondissement de Paris.
En première ligne face aux habitants, l’ancien député reçoit les « nombreuses doléances » de ses administrés. Depuis l’installation massive des dark kitchen dans son arrondissement, il mène une croisade contre ces arrières-cuisines. Le maire reconnaît cependant ne pas avoir énormément de pouvoir au niveau local. « Nous attendons beaucoup de la mairie centrale », souffle-t-il.
Philippe Goujon attend une régulation plus rigoureuse des dark kitchen : « Pour l’instant, c’est le développement anarchique ! » rouspète-t-il. Le problème est bien parvenu à la Mairie de Paris, mais le maire du XVe déplore le temps de réaction de l’administration : « Les mesures n’ont pas commencé et il faut que ça se fasse très vite ! » La Mairie de Paris n’a pas souhaité commenter
Pour accélérer les choses, seule solution : « demander à la Préfecture de Police de multiplier les contrôles ». La Direction de la Protection des Publics (DTPP) a d’ailleurs fait fermer une dark kitchen du XIIe arrondissement. Une fermeture administrative pour manquement aux règles d’hygiène, selon Le Parisien. Contactée, la Préfecture refuse de communiquer le nombre de cuisines visées par une obligation de fermeture.
Côté répression des fraudes, la DGCCRF rechigne autant. « Nous ne sommes pas en mesure de communiquer individuellement sur des entreprises, celles-ci pouvant potentiellement faire l’objet d’enquêtes ou de suites pénales », nous écrit-on. Pourtant, un des agents du Ministère de l’Économie confie que ce nom, Taster, « n’est pas inconnu ».
Malgré les plaintes et les signalements, Taster ne compte pas ralentir sa course. Le roi des cuisines fantômes prévoit d’atteindre son objectif de 1000 restaurants virtuels d’ici 2025. Reste à voir si l’expansion de la marque lui permettra d’être un jour rentable.
*Certains prénoms ont été modifiés